Glory Box

Quatorze ans dans ce quotidien qu'il vaut mieux avoir en journal. L'intégrale en 22 chapitres est désormais disponible.

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Par Charlotte Moreau
30 juin · 5 mn à lire
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Chapitre 22 - En finir

« T’as vu ça ? » Les messages s’amoncèlent, presque identiques, sur mes réseaux. WhatsApp, Messenger, Insta. Personne ne me malmène, ne me demande de comptes. Juste « T’as vu ça ? » Le titre se suffit à lui-même, « Violences sexuelles : 6 femmes témoignent contre Édouard Baer » Oui j’ai vu et je ne sais pas quoi répondre.

C’est l’avantage et l’inconvénient d’écrire un livre en temps réel. Tu peux rebondir sur l’actu. Tu peux aussi être rattrapé par elle.

Un an avant l’enquête de Mediapart et Cheek, je consacrais un chapitre entier à Edouard Baer dans « Glory Box ». J’y racontais le lien tissé avec lui à partir de 2006, quand je suivais son actualité pour Le Parisien. De quoi cette complicité était faite, comment elle n’avait pas survécu bien longtemps à mon départ de la rédaction. Ce que tout ça disait avec exactitude du métier de journaliste. Des relations atypiques qu’il crée, statut contre statut, reporter contre artiste, anonyme contre célèbre.

Tout le projet « Glory Box » était là. Cette disparité. La complémentarité bizarre et temporaire qu’elle peut engendrer entre-deux-personnes-que-tout-oppose, classe sociale, entourage, revenus. Le moins privilégié des deux ayant cette étrange autorité sur l’autre, celle de poser des questions et de pouvoir raisonnablement attendre des réponses.

Alors quand « ça sort » sur Edouard Baer, je n’arrive pas à lire le papier tout de suite. J’encaisse d’abord. Enfin précisément, je n’encaisse pas. Le chiffre « 6 » dans « 6 femmes » me met K.O. 
Un K.O. physique, qui vous appuie sur les épaules et le front, jusqu’aux sourcils.
Un K.O. qui va chercher loin, une sorte d’immense fatigue accumulée, pas celle des types qu’on n’a aucun regret à voir mis en cause, les PPDA, les Hulot, les Cauet. 
Non cette fatigue des « oh non, pas lui ». Qui pulvérise le passé, les souvenirs, les repères.

Quand je lis enfin l’enquête, la vulgarité qui y est décrite - un comportement si éloigné de ce que je lui ai connu pendant quatorze ans - me laisse sans voix. Je crois ces femmes, jeunes, précaires. Et pour la première fois je touche du doigt le double fond de la valise : cette faculté de l’entourage à vivre une réalité alternative, à « tomber de haut ». 

Aux gens qui m’envoient des messages privés, je fais la même réponse : « je suis écoeurée ». Écoeurée et un peu gênée aux entournures.

J’ai écrit toute ma tendresse pour un homme, son brio, son savoir-être. À quel point cette rencontre-là consolait des mauvaises, fréquentes dans ce milieu. Et ça m’inquiète un peu, que mon chapitre soit accessible en l’état.

Que faire de ce texte.

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