J’ai de l’eau jusqu’à l’estomac. On ne peut pas accoster. À cause du courant, il faut descendre du bateau, prendre une passerelle immergée. Les vagues sont tièdes, le ciel menaçant, je sens la résistance de mon pantalon et de mes chaussures dans l’eau, à chaque pas.


Sur l’île je ne sais pas quoi noter. Parce qu’il n’y a rien à voir.
Sable, rochers, broussaille, on a vite fait le tour de ce camp, un mouchoir de poche dans l’océan.
Pas de candidats non plus, ils ne sont pas encore là, faut se projeter.
Au fond c’est ça le concept : rien.
Arriver dans le néant avec son sac de rando, ses godasses trempées, ses rêves de gloire et ses rondeurs de citadin.
En prendre pour quarante jours, si tout va bien.
Je ris nerveusement en regardant derrière mon épaule. Toute cette eau qui vous cerne, comme sur un radeau. Le bout du monde, littéralement.
Ceux qui s’activeront là bientôt, ramassant du bois ou touillant des boyaux, ne seront pas meilleurs en survie que les autres.
Ils le feront pour ne pas devenir fous.
La pluie commence à tomber.
On réemprunte la passerelle.
Remouille ce qui n’a pas eu le temps de sécher. Et ne sèchera pas davantage sur le bateau.
Quarante minutes de transit jusqu’aux bungalows de la prod. Je me demande à quel moment je vais la choper, la mycose. Me sens poisseuse, plombée, avec ces vêtements qui me collent aux jambes, aux bras, à la culotte, au moral.
Deux heures de ma vie en fringues humides, et je suis déjà l’ombre de moi-même.
À Poum, patelin calédonien où l’équipe de tournage a pris ses quartiers, l’averse continue. Pendant que je cherche la clef de ma chambre pour me changer, Denis passe en K-Way et VTT, me salue. Je tique. « T’y vas maintenant ? Sous la pluie ? » Je ne suis pas encore habituée. Je ne l’ai pas encore vu l’été chez lui, en Haute-Corse, prendre ce satané vélo dès l’aube. Il se marre. « À tout à l’heure ! » La pluie, le cagnard, il s’en fout, a des chemises toujours impeccables, des t-shirts dessous.
Ce sont toujours les détails qui restent.
Les chemises de Denis.
Le portable de Moundir dans mon répertoire.
Le médicament anti-paludisme qui me fait faire des cauchemars.
Le vide par la porte ouverte de l’hélicoptère.
Les biches qui broutent sur le plateau du conseil.
Les cameramen ombrageux, que je croise le matin au petit-déj, et dont on m’a toujours dit « ils ne te parleront pas ».
Les spots et les bâches dans la jungle.
Les fourmis géantes qui sautent sur mes tibias.
Le jeu de confort que je renonce à tester, parce que j’ai peur de glisser sur la poutre mouillée.
Les 25 heures et les deux escales pour rentrer de Nouméa.
Le fer à repasser et le fer à lisser dans les loges de la finale.
La pluie sur mon pare-brise un vendredi d’avril, devant le cimetière de Grez-sur-Loing.
Ce cimetière dans lequel je n’entrerai pas, parce qu’on y enterre Gérald Babin.
Ce sont toujours les détails qui restent, alors qu’à force d’écrire les années se confondent et qu’après la Nouvelle-Calédonie il y a eu la Malaisie. Et que je ne sais plus toujours ce qui appartient à l’une ou à l’autre. Maintenant qu’il faut raconter, comment m’y prendre ? Dans la barre de recherche de mon Gmail, dossier Journalisme, sous-dossier Le Parisien, je tape Koh-Lanta.
225 entrées depuis 2009. Il me manque les archives 2004 à 2008, englouties avec mon ancienne messagerie Yahoo.
Quelque chose chez moi aimerait avoir tous ces articles en main.
Jouer avec l’idée de les imprimer.
Ne pas le faire.
Jouer avec l’idée de tout relire.
Ne pas le faire.
« Ce sont les meilleurs papiers », me disait toujours mon ami Yves si je commençais à rédiger un texte sans relire mes notes. On se comprenait là-dessus, comme sur tout le reste. Écrire en lisière de nos sujets, pour mieux les prendre à revers. Pour mieux y parler de nous.
J’y ai repensé devant ma télé, ce 21 février, quand Denis a abattu l’une de ses punchlines fétiches pendant la composition des équipes : « Alors Tania, qu’est-ce que ça fait de ne pas avoir été choisie ? »
Au sommet de mes peurs primales, toutes celles qu’agite « Koh-Lanta » année après année, avec tous ces candidats qui ont toujours un problème avec leur père ou un truc à prouver à leurs enfants, au sommet de toutes ces vulnérabilités qui seules justifient d’aller s’entretuer symboliquement dans une nature hostile, il y a cette peur-là : celle de la mort sociale.
Si la vie elle-même devait être un jeu d’élimination, un jeu au terme duquel ce n’est jamais le plus méritant qui gagne mais le plus populaire, je le sais bien, « il n’en restera qu’un », et ce ne serait pas moi.
Bien sûr il y a quelque chose de biblique dans cette affaire.
Ce jardin d’Eden transformé en enfer.
Ces îles désertes d’avant la civilisation.
Ce calvaire quasi christique des candidats sur les poteaux.
Ces vainqueurs qui marchent sur l’eau.
Ces corps affamés, épuisés, suppliciés, sur lesquels s’abattent insectes ou déluge de pluie.
Ces Judas qui, après un ultime repas, vous trahissent à la lueur des torches.
« Koh-Lanta » me raconte ce que l’on fait pour être choisi.
« Koh-Lanta » me raconte ce groupe qui vous protège ou vous écarte.
« Koh-Lanta » me raconte mes colonies de vacances, ma place dans le bus, l’élection des délégués de classe à laquelle je n’osais jamais me présenter de peur d’être vaincue.
Je ne peux pas voir les candidats dormir encastrés les uns dans les autres sans repenser à mes quatorze ans en Grèce, à cette première nuit à la belle étoile, où au mépris de toutes nos pudeurs d’adolescents nous avions trouvé le sommeil en nous blottissant tous ensemble.
Mon euphorie du premier soir où rien n’était encore joué.
Ma désillusion les jours suivants, quand les clans et les hiérarchies se sont mis en place à bas bruit. Et où je me suis vue, très tranquillement, sans animosité, lâchée, dérivant de l’épicentre comme une plaque de glace se détache de la banquise. Sans avoir fait quoi que ce soit, ni pu faire quoi que ce soit.
Car être choisie n’est pas quelque chose que l’on décide, sur quoi on a prise, sur quoi on influe.
Être choisie c’est quelque chose qui arrive ou qui n’arrive pas.
« T’as fait Koh-Lanta ?? » m’a demandé une lectrice abasourdie la semaine dernière, quand j’ai posté sur Instagram une photo de moi sur la plage, totem en main. Ces totems entrés dans la culture populaire, même quand on n'est pas téléspectateur assidu. Même quand ils ont la forme d’une lance plutôt que d’un trophée. « Non, je couvrais l'émission pour Le Parisien. » À ma façon.
Les tricheries et les sales petits secrets m’ont longtemps indifférée. Je ne passais pas les coups de fil qu’il fallait passer, ne disais pas les phrases qu’il fallait dire, pour aller déterrer ce qui fâche, ce qui fait tache. Préférant endurer les « Pourquoi tu n’es pas au courant », quand ça sortait ailleurs.
« Koh-Lanta », je voudrais y participer que je ne pourrais pas. À cause de ce biais journalistique, de mes liens avec la production et désormais, d’un électrocardiogramme qui serait éliminatoire à la visite médicale. Mais rien d’aussi saugrenu ne me viendrait à l’idée de toute façon.
Cela ne m’intéresse pas de prouver quoi que ce soit à qui que ce soit, y compris à moi-même. Que je peux me passer de confort (je ne peux pas) ou me dépasser tout court (je m’en fous, l’abnégation des mères de famille me suffit déjà). Mais voir des alliances se faire dans mon dos, mon nom sur un bulletin, ma torche éteinte, plutôt crever.
« Koh-Lanta » me raconte notre rapport à la civilisation et à la performance, oui.
Mais bien davantage cette histoire vieille comme le monde.
La popularité et l’insignifiance.
L’intégration et le rejet.
La solitude et la meute.
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