Glory Box

Quatorze ans dans ce quotidien qu'il vaut mieux avoir en journal. L'intégrale en 22 chapitres est désormais disponible.

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Par Charlotte Moreau
23 oct. · 3 mn à lire
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Chapitre 1 - Pleurer des rivières

« Ah, vous êtes sournoise. » Il le dit sans sourire. Il ne sourit pas depuis le début de l’interview.

J’observe ses mains jouer avec la salière, les ongles manucurés sur la nappe blanche. Le regard qu’il me refuse. Son envie d’être ailleurs, et de le signifier.

Je l’imaginais plus charpenté. Je les imagine toujours plus charpentés. 

Assise à sa droite, les yeux dans le vide, Mila Kunis attend que ça se passe. Ma question plane encore dans l’air climatisé du Bristol. « Après Janet, après Kylie, c’était bien votre idée, non ? »

J’ai vu la séquence comme tout le monde, un mois plus tôt, sur la scène des MTV Movie Awards 2011. Les comédiens de « Sexe entre amis » réunis après un printemps entier de rumeurs, l’incroyable « alchimie » sur le tournage, la complicité partagée publiquement depuis, les soirées passées à chuchoter et glousser devant témoins, les conséquences quand on est dûment marié à Hollywood.
Au micro de MTV, où ils viennent remettre le trophée du meilleur acteur de l’année, les deux partenaires se sont relayés. « Mila et moi ne sommes jamais sortis ensemble », « Nous sommes comme frère et soeur », «Une relation complètement platonique », «C’est pour ça qu’on peut faire ça ». Elle est restée stoïque quand il a plaqué ses mains sur sa poitrine. Puis elle lui a empoigné la braguette. Nous sommes sept ans avant #metoo.

Dans ce palace parisien où, maintenant, il faut enquiller la promo, on n’assume plus trop. Elle le laisse parler. Cette fois il me regarde : « Non, c’était l’idée des auteurs de MTV. » Après le sein de Janet Jackson sur CBS, après les mains aux fesses de Kylie Minogue sur ITV, le point commun c'est MTV, pas lui ?

La chambre me recrache quelques minutes plus tard, je n’ai pas besoin de feuilleter mes notes pour savoir que je n’ai pas grand chose. « Ça a été ? » me demande l’attachée de presse en se tordant les mains. Juste avant l’interview, dans le couloir étroit de la suite, elle m’avait briefée à voix basse. « Il veut juste parler de cinéma, donc pas de question sur la musique. Je suis désolée. » 
Aussi emmerdée que moi. 

Sur le trottoir, il fait une chaleur de dogue. Je reste un instant sous la verrière, entre les voituriers. Ouvre Google Translate sur mon iPhone 4. Vérifie le mot. « Sneaky ». Oui, c’est bien ce qu’il a dit. « Sournoise ».

Je me sens con avec ma plus belle robe, les jambes gainées d’huile mordorée. Tout ce que j’ai cru honorer aujourd’hui. Pas un fantasme : une admiration.

Les sketches poilants du « Saturday Night Live ». 
Les soirées d’été passées à conduire fenêtres ouvertes avec la musique trop fort. Rock your body, Cry me a river, Sexyback. 
Ce prof de tennis qui lui ressemblait vaguement et sur lequel j’avais eu un petit crush.
Les deux concerts coup sur coup à Bercy, en mai 2007. 
Les séances ciné pour « Alpha Dog », « Bad Teacher », « The Social Network ».
C’était son momentum et j’y avais participé activement. Heureuse d’applaudir le charisme et le talent. 

Tout ce qui s’est dissous en entrant dans cette chambre d’hôtel.

À quoi m’attendais-je ? Au scénario habituel. Leur volonté et leur faculté de séduire, par-dessus tout. Une seconde nature chez les Anglo-Saxons, qui veillent généralement à vous relâcher intact. Charmé et soulagé de l’être encore. Accréditant ce constat du philosophe Antoine-Claude-Gabriel Jobert que je découvrirai bien plus tard : « L’Homme tient à ses admirations, à ses plaisirs, à ses systèmes, comme le chien à l’os qu’il ronge. »

Ma stupeur alors pendant ces quelques minutes sans chaleur, face à ce visage fermé. Le king of cool n’en avait rien à foutre.

Dix jours plus tard, je sors de l’ascenseur au cinquième étage du Plaza Athénée. Dans la suite royale se tient un autre « junket » avec d’autres Américains. Ils se font rarement prier pour venir à Paris en juillet. Dispatchés, au choix, entre l’avenue Montaigne et le Faubourg-Saint-Honoré. Le Plaza et le Bristol. Un kilomètre et l’Elysée entre les deux. Les puissants se tiennent dans cette diagonale. Vingt minutes quand ça roule mal. Toujours vérifier si c’est l’un ou l’autre.

Je patiente dans le salon, au milieu des petits fours, des carafes de jus d’orange, des confrères agglutinés sur les sofas en brocard. Carnets plaqués sur leurs genoux serrés, besaces à scratch dont ils extraient bruyamment un dictaphone. Attendant que la porte à moulures s’ouvre sur leur prénom.

Moi je tâte le terrain. Même studio que « Sexe entre amis », autre film, autre attaché de presse, ça se tente. « Alors ça s’est bien terminé, "Friends with benefits" ? Le JT de France 2, hein ? Beaucoup moins cool et drôle que je l'imaginais, lui. » En face, on percute direct. « Ah oui, il réserve ça à son petit cercle... Si tu n’en fais pas partie, il ne te calcule pas. Il nous a à peine adressé la parole. »

J'aimerais dire que ça n'a aucune importance. 

Que c’est dans l’ordre des choses, ni le premier ni le dernier, que je devrais le savoir depuis le temps, ce qui se joue d’intenable dans ces rendez-vous. La somme de projections avec lesquelles vous entrez dans la pièce et qui falsifie déjà tout. 
Ces quelques mètres carrés, ces quelques minutes, moins le temps d’une rencontre que celui d’une collision. Sentir l’autre comme un animal. Puis reprendre le cours de votre vie. Trajectoire déviée après l’impact. 

J'aimerais dire que ça n'a aucune importance. 

Que j’ai acheté d’autres places de cinéma, d’autres disques. 
Que j’ai applaudi encore. 
Que j’ai trouvé ça injuste quand, un jour, la roue a tourné. Un bad buzz après l’autre. What comes around goes around, comme dit une de ses chansons. Tout ce qui finit par vous rattraper.
Cette épouse hier bafouée qui rayonne aujourd’hui, pendant que quelque chose d’affaissé, de vaincu, a gagné son visage à lui. 

Combien de temps dure une déception ? Onze ans ont passé depuis le Bristol. 
J’aimerais dire que ça n’a plus aucune importance.

Mais moi aussi, je suis cruelle.

...

Chapitre 2, le samedi 15 octobre


Illustration : Max Bahman