« Je vais prendre un Perrier rondelle, parce que je suis un fou. » Pendant qu’il passe commande au serveur, je pouffe en sortant mon carnet et mon stylo. On ne s’est pas creusé la tête pour choisir le café on a pris celui d’en face, juste avant le Point-Virgule. Face à lui je ne suis pas intimidée, parce que rien n’a encore eu lieu.
Ni « Catherine et Liliane » ni son César du meilleur acteur pour « Guy ». Là tout de suite, en juin 2009, Alex Lutz est juste un petit blond en perfecto dont peu de passants, rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, connaissent le génie. À part ceux qui l’ont vu jouer dans « OSS 117 » ou ici, du mardi au samedi, dans cette salle d’à peine cent places, où le public est entassé de plain-pied face à l’artiste. Proche de lui jusqu’à pouvoir le regarder dans le blanc des yeux. Si vous avez survécu à ça, vous avez survécu à tout, y compris si vous n’êtes pas le mec sur scène.
C’est terrible à dire quand vous êtes payé pour vous marrer mais il n’y a pas grand chose de plus malaisant qu’un one-man-show où vous ne riez pas. Surtout aux Blancs-Manteaux, au Petit Gymnase ou au Sentier des Halles, ces salles étroites comme des souricières où l’on n’échappe à rien ni personne. Ni à la nervosité du comique qui sait que vous êtes là, ni à son attaché de presse qui attend vos « impressions » à la sortie.
Le titre de référent humour, dans le service, on l’esquive aussi pour ça.
C’est une spécialité, comme le cinéma, les expos ou le théâtre mais pas exclusive. Et c’est un sacerdoce. Car il suffit d’un article, un seul, pour que vous soyez repéré. Que toutes les invitations, tous les coups de fil, tous les spectacles de Paris, bons ou mauvais, convergent vers vous. Il n’y a pas de bande-annonce, pas le choix de l’horaire, pas de certitude, à part celle que vous allez bosser ce soir au lieu de rentrer chez vous. Ratio : un Alex Lutz pour dix tocards qui ne perceront jamais.
Le job est là et il est impitoyable. On arrive face à eux à la nuit tombée, déjà rincé par une journée à la rédaction, des réunions, d’autres reportages, d’autres sujets. On s’installe en bout de rang, fourbu et méfiant, avec son seul instinct comme critère pour décider de leur sort. Le bourrin qu’on laissera s’enliser sans écrire sur lui. La feignasse charismatique qui a bâclé ses textes. Le diamant brut qu’on vendra jour après jour à la conf’, parce que ces gens-là sont sur scène tous les soirs, et qu’en cas d’actu le papier enthousiaste qu’on veut leur consacrer sera le premier à sauter.
Et puis bien sûr, il y a les humoristes déjà satellisés, les vedettes. Et là, c’est le jour et la nuit.
Charlotte Moreau
Journaliste pop culture, mode et société aux rédactions du ELLE, ancien reporter au Parisien. Sur Kessel, auteur de "76 kilos", "Glory Box" et du "Debrief". En librairies : "Il était une fois les pompiers" (Marabout) "Le Dressing Code" (Leduc) "Antiguide de la mode" (J'ai Lu) Masterclasses et ateliers d'écriture (non-fiction) sur www.balibulle.com