Glory Box

Quatorze ans dans ce quotidien qu'il vaut mieux avoir en journal. Un feuilleton envoyé depuis le monde d'avant, chaque 15 du mois.

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Par Charlotte Moreau
15 mai · 5 mn à lire
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Chapitre 9 - Le pied dans la porte

La scène est presque inquiétante. Une rangée de silhouettes casquées, devant une rangée de téléviseurs allumés. La salle est plongée dans la pénombre et mes camarades pianotent déjà sur leur clavier. On pourrait jouer dans un film un peu bizarre, une expérience scientifique qui tourne mal ou une dystopie.

Moi c’est mon début de soirée qui a mal tourné, une heure cul-à-cul porte de Clignancourt, coincée en voiture à 1 kilomètre du journal.

Je fais du bruit en entrant dans la rédaction, essoufflée.
J’ai raté le coup d’envoi.

C’est de près qu’on s’en aperçoit. Les taches de vert et de blanc sur la demi-douzaine d’écrans ne sont pas toutes les mêmes. Chacun regarde un match différent.

Tu fais quoi le samedi soir ? Moi j’ai Ligue 1. Et au début, je ne m’y vois pas. 

J’ai 23 ans, déjà écrit ailleurs sur le tennis, le judo, l’équitation ou les J.O., pas de problème, pas de complexe. Mais le foot ? De là où je viens et là où je vais, c’est sacré. Soyons sérieux. 

Et puis rouler jusqu’en Seine-Saint-Denis chaque samedi, à l’heure où les bourrins de l’Essonne montent tous à Paris comme moi pour leur sortie de la semaine ? Allons.

Les bras croisés, Gilles me regarde depuis son bureau. Il n’est pas encore chroniqueur dans TPMP, pas encore mon chef, mais du coach il a déjà tout. La coupe de cheveux, les fringues et l’oeil du sélectionneur. « Tu devrais y réfléchir. Ton stage s’est bien passé, ça te permettrait de garder un pied au journal. Tu sauras faire. »

Un mois plus tard, au milieu d'autres jeunes scribouillards, j’écrirai des trucs du genre « piqués au vif par la tête de Borbiconi au premier poteau » ou « Rennes retrouve le chemin des buts ». Sky is the limit. C’est la magie de ce journal. Ta légitimité vient avec le clavier qu’on te tend et ensuite tout arrive, les papiers passent, les portes s’ouvrent.

Si je veux qu’une porte s’ouvre pour moi, je dois mettre le pied dedans. J’ai rappelé Gilles. « Ok pour la Ligue 1. »


De toute façon je ne sais plus ce que zone de confort veut dire depuis trois mois et mon tout premier papier ici. 

Il y en a pourtant eu d’autres, beaucoup d’autres avant. 

Quatre ans de piges disparates tout au long de mes études, entre un job à la Banque populaire et un autre à Darty.
Quatre ans pendant lesquels j’ai compté des billets, poussé des frigos, soutenu des mémoires et pris des pseudos. 

Mais pour entrer en école de journalisme, il a fallu de la patience, je ne suis pas une bête à concours.
Les deux premières fois, je me fais recaler.

Le Monde me tombe des mains, je ne connais ni les institutions européennes ni les chefs d’Etat, me fais dézinguer à chaque questionnaire d’actu et de culture générale, m’auto-détruis aux épreuves orales.

En rédaction, ça se passe mieux.
À France-Soir on me fait confiance.
L’été de mes 20 ans je suis envoyée au Château. Il a plu, les jardins sont détrempés, les convives se jettent sur le buffet, je titre « Gadoue party à l’Elysée ». J’y gagne ma première citation en revue de presse, celle de Michel Grossiord sur Europe 1, celle que mon père et ma mère écoutent tous les jours.

M’aurait-il citée s’il avait su que le matin-même « Charlotte Moreau » mangeait ses céréales dans la cuisine de ses parents ? Miracle de ce métier, de l’ombre portée qu’il vous donne, de tout ce qu’on peut taire derrière une signature.

Puis j’atterris à la rubrique « C’est arrivé près de chez vous », où il faut compiler les plus belles horreurs qui passent sur le fil de l’AFP. « Un tronc humain retrouvé dans la Garonne ». Allez, 400 signes là-dessus. 

Je fais tout n’importe comment, à l’instinct, je ne sais encore rien, ou si peu.

Je n’ai pas remarqué qu’en presse quotidienne les places se prennent par persistance rétinienne. Il faut qu’on te croise dans un couloir pour penser à toi. Il faut t’avoir sous la main. Le télétravail n’existe pas et les seuls journalistes qui écrivent dans les cafés et ne font pas la conf’ du matin, ce sont les grands reporters. Le seul vrai grade dans cette carrière.

Impalpable pour le lecteur, la hiérarchie est partout en interne. Entre plumes, entre rubriques et entre stagiaires. Je le comprends à l’été 2004 en arrivant au journal, le journal, celui que j’évite de trop nommer ici pour ne pas le réduire à ce seul nom. La hiérarchie je la comprends quand ma binôme de l’été au service culture-télé me lance « T’as pas la même pression, toi ». 

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